le bon goût

ITW Laurent Aron, sémiologue du goût

Résumé

Laurent Aron est sémiologue du goût et consultant en dégustation. Et il goûte peu au jargon élitiste et parfois obscur qui règne dans le domaine du vin. A travers 3 prises de position éclairantes, il nous invite à davantage s’écouter (soi et les autres) quand on goûte un vin. Et à libérer notre parole pour décupler le bon goût du vin : celui où partage et convivialité sont les grands maîtres-mots.

Il n’y a pas de convergence entre les individus au niveau du goût. 

Vin & Société : Comment goûte-t-on un vin ?

Laurent Aron : Il y a une grande variabilité interindividuelle de la perception chimique du goût. Peu de convergences existent entre les individus : là où l'un goûte rouge, l'autre peut goûter bleu. Nous n'avons pas tous le même référent.

Vin & Société : Comment peut-on alors se mettre d'accord sur les caractéristiques d'un vin ?

Laurent Aron: On ne peut pas objectiver le goût ; contrairement à d'autres sens comme la perception des formes ou des sons. Le discours que l'on retrouve sur les étiquettes de vin est une vérité relative, il ne peut pas y avoir de consensus lexical. Il s'agit plus d'un consensus social, le vin étant un objet social, que l'on partage, autour duquel on se lie, on discute. Et pour parler d'un vin, on fait appel aussi aux compétences sociales (facilité de la parole, affirmation de soi…). Depuis toujours et dans tous les milieux, celui qui maîtrise la parole, possède le pouvoir...

 

Il n’y a pas de palais absolu. Le goût n’est pas seulement dans le vin ou dans l’aliment. 

Vin & Société : Dans une conférence, vous parliez de deux croyances erronées dans le domaine du vin et de l'alimentation. Quelles sont-elles ?

Laurent Aron : La première erreur est que les gens croient que le goût est dans le vin ou dans l'aliment, alors que ça dépend aussi du goûteur et du contexte de dégustation. On ne goûte pas pareil selon que l’on dîne dans un grand restaurant étoilé ou sur un coin de table, seul, chez soi. La seconde est que les gens pensent qu'il y a un palais absolu, que certaines personnes disposent de bien meilleures "fonctions" dans ce domaine. Or, c'est faux. Chacun a son ressenti propre qui n’est valable que pour lui.

Vin & Société : Tout le monde peut-il être un dégustateur en puissance ?

Laurent Aron : Oui, il faut libérer le dégustateur qui est en chacun de nous. Il faut savoir écouter la diversité de la parole, ne pas se sentir écrasé par la peur de mal dire, de passer pour un idiot... A ce sujet d’ailleurs, je remarque que les femmes parlent plus librement. Elles restent davantage fidèles à leur ressenti intérieur et la parole des experts n’impacte pas tellement leur perception.


Le vin, c’est l’écoute. Pas seulement la parole. 

Vin & Société : Comment parle-t-on de goût dans le vin ?

Laurent Aron : Dans le vin, l'expression est plutôt inhibée parce que goûter un vin renvoie à un domaine expert où les gens ont l'impression de manquer de vocabulaire.

Vin & Société: Quels mots utilise-t-on dans le vin ?

Laurent Aron : Le corpus de mots utilisé dans le vin est parmi les plus riches car il emprunte à beaucoup de territoires (fruits, plantes, animal...). On a créé des catégories lexicales avec des mots à connotation hédonique (comme harmonieux, équilibré…) ; des mots qui expriment l’intensité (nez développé, caractère, corsé…), d’autres qui renvoient à l’arôme (fruits rouges, floral…) ou à des sensations physiques en bouche (gouleyant, astringent…).  Certains champs lexicaux font plus facilement l’unanimité comme ceux du tactile (car il est plus facile de se mettre d’accord sur ce type de sensations) et ceux qui se rattachent à une origine géographique (vins de Loire, vins d’Alsace…) ou temporelle (vin de garde ou vin jeune par exemple).

Vin & Société : Dans ce domaine d'experts, qui est le mieux placé pour parler du vin ?

Laurent Aron : Dans le monde du vin, il y en a un qui sait mieux que les autres : c'est le sommelier. L'oenologue est aussi un expert mais son expertise est davantage liée à la fabrication qu’au discours. Définir le goût d'un vin, et savoir en parler, fait appel à 3 compétences distinctes : la discrimination qui permet de faire la différence entre un goût et un autre, cette qualité tout le monde peut la posséder, c'est en soi ; puis la qualification qui implique une grande base de connaissances pour être capable de nommer son ressenti. C’est là où le sommelier est très fort et a rempli un maximum son « disque dur » ! Interviennent enfin des aspects hédonistes : on aime ou on n’aime pas un vin.

Vin & Société : A quelles compétences fait appel le sommelier ?

Laurent Aron : Quand on décerne des prix au meilleur sommelier, on lui fait souvent passer des épreuves sur des vins qu'il connaît déjà. Il s'entraîne à discriminer et à connaître, à maîtriser une base théorique. Il y a aussi une dimension psychologique qui tient à l'affirmation de soi : le sommelier adopte la posture de la personne qui sait, avec comme phénomène connexe la soumission à l'autorité des participants.

Vin & Société : Comment libérer la parole sur le vin ?

Laurent Aron : Avec l'empathie. Le vin c'est de l'écoute, pas de la parole. La nouvelle génération de sommeliers semble d’ailleurs l’avoir compris puisqu’ils adoptent dans l’ensemble une posture plus empathique. A l’instar du « men-interrupting », quand des femmes se lient entre elles dans les réunions professionnelles pour empêcher les hommes de monopoliser la parole, il faudrait créer le « wine-interrupting » pour éviter que seuls les experts parlent du vin ! Dans le goût, où je le répète chacun goûte différemment, l'empathie est légitime. Il faut écouter l'autre, son ressenti. Accepter sa différence. Aujourd'hui, et notamment avec certains dictionnaires du vin très formatés, on enferme les gens dans des mots, dans des catégories qui ne correspondent pas toujours à leurs sensations.