Verre de vin

ITW Jean-Jacques Boutaud Professeur & Sémiologue

Résumé

Entretien avec Jean-Jacques Boutaud au sujet de la communication autour de la table. Professeur émérite en Sciences de l'Information-Communication à l'Université de Bourgogne et sémiologue, il a écrit de nombreux ouvrages dont Passions Dévorantes. De la Gastronomie et de l'Excès. paru en 2022, co-rédigé avec Kilien Stengel et édité par Le Manuscrit.

Entretien avec Jean-Jacques Boutaud

Professeur émérite en Sciences de l'Information-Communication à l'Université de Bourgogne et sémiologue

 

Comment pourrait-on expliquer l’engouement médiatique actuel autour de la gastronomie et des chefs maintenant starisés ?

L’engouement médiatique s’explique déjà par l’immense production de discours autour des chefs et de la gastronomie : l’édition culinaire foisonnante, les guides au-delà de l’iconique Michelin, les émissions radio et podcasts librement écoutés, les chaînes dédiées ou émissions à forte audience. Et bien sûr, les réseaux sociaux qui s’emparent de la question, s’expriment, réagissent, rebondissent. La figure du Chef, terme que l’on féminise désormais avec la Cheffe, restera à jamais la pointe avancée de ces Illustres en cuisine, tant ils incarnent des valeurs : la créativité, le goût raffiné, l’excellence, le travail, la remise en cause permanente, l’engagement. La surface médiatique n’a jamais été aussi importante pour en donner la mesure et la démesure.

 

A travers ce phénomène de mode dans quelle mesure la sémiotique culinaire a-t-elle changé ?

Dans les années 60, Roland Barthes s’intéresse à la Rhétorique de l’image et, pour cuisiner le sens, on ne voit rien de mieux que le discours publicitaire, chantier idéal pour s’amuser à décoder signes de surface et subliminal des profondeurs. L’attention se porte tout particulièrement sur le goût, comme foyer de significations, de valeurs, de représentations. Mais progressivement, la sémiotique culinaire va étendre son champ, du goût aux pratiques culinaires, à l’alimentation, la nutrition sous la tension entre plaisir et santé, à la consommation aussi, de façon plus générale. Avec cette question obsédante : qu’est-ce qui fait sens dans notre alimentation ?

Jean Jacques Boutaud

Cette passion est-elle la même quand il s’agit de vin et de sommeliers ?

Le vin a toujours occupé une place à part dans notre alimentation. On n’imagine pas un bon repas, digne de ce qualificatif, sans un accord mets-vin. Sans cet accord, pas de complétude, pas de goût comme expression subtile et sublime d’une unité, d’un tout qui se révèle soudainement à nous. On attend du sommelier qu’il nous guide sur cette voie de la découverte, de l’alliance inédite, de l’émotion gustative jamais ressentie jusque-là. La fameuse « attente de l’inattendu » (Greimas). Bien sûr, la dégustation peut concerner le vin en propre ou des accords voulus plus modestes, comme à l’apéritif. Mais là encore, on s’attache toujours plus à sortir des sentiers battus, offrir un vin bien pensé pour l’occasion, avec tous ces petits délits d’initiés entre amis pour avoir les bons tuyaux sur les bons vins, et toutes les informations mises à disposition pour se repérer au mieux dans une offre riche mais pléthorique, où l’international joue aussi pleinement sa carte.

Les Français ont assurément toujours aimé les agapes mais depuis combien de temps se passionnent-ils à les commenter ?

On pourrait remonter à l’Antiquité où le Symposion et les banquets sont abondamment commentés. Et que dire de la littérature qui n’a jamais manqué de célébrer tables et mangeurs, sous tous les profils des gourmets, gourmands, gloutons, goinfres, nés de l’imagination et de l’observation de Rabelais, La Fontaine, Molière, Balzac ou Zola. A toute époque, à tout moment, la table et les agapes ont le pouvoir de se détacher par leur force de théâtralité. Mieux que quiconque, Brillat-Savarin (1826) a magistralement décrit ce pouvoir de mise en scène sociale de la convivialité (plaisir de manger ensemble) au-delà de la commensalité (partager une table). Notre passion pour la table s’inscrit dans cette filiation mais la modernité y ajoute toutes nos expériences de voyages, toutes ces colorations conviviales qui parcourent le monde et influencent aussi notre propre goût à la française célébré par le Repas gastronomique des Français (Unesco).

 

Quels sont les vins invitant le plus à l’éloquence ?

Tout vin porte en lui une dimension figurative et narrative. Tout vient faire image et tout parle en lui : le terroir, les paysages, la vigne, les rencontres humaines, la cave, les arômes, le temps qui fait son œuvre, etc. Les dégustations sur place ou les moments partagés sont l’occasion de raviver toutes ces images, de faire remonter émotions et sensations. Certes, le vin de soif se passera de commentaire. On lui demandera d’être frais et fruité, de griser le moment, mais de tous les éléments présents sur une table, le vin se prête mieux que tous au commentaire. Bien au-delà de sa description, il intéresse par les anecdotes et les récits qu’il déclenche. Nul autre aliment ne peut rivaliser à ce point de densité narrative et de séduction des images, des représentations.

 

Cuisiner pour les autres, partager un repas ou une bouteille : pourquoi est-il parfois plus simple et fédérateur de communiquer à travers les plaisirs de la chère ?

La cuisine constitue un langage à la fois vernaculaire et universel. À travers gestes, pratiques, recettes, on y parle la langue de son pays, de sa culture, comme on emprunte à d’autres cultures, d’autres saveurs du monde découvertes en voyage ou relayées par les chefs. On mange des plats, on ouvre des bouteilles, mais on communique des sensations, des émotions, tout ce qui rattache le goût des choses au goût des autres. Mais attention la table peut devenir aussi un lieu d’excommunication quand on ne plus sentir l’autre ou avoir du dégoût pour ce qu’il avale devant vous.

 

Dans la mesure où le vin fait partie intégrante de la culture française, comment expliquez-vous que le vocabulaire utilisé pour en parler puisse parfois paraitre ésotérique à un public profane ?

Il est normal d’avoir envie de mettre des mots sur une sensation, plus encore sur une émotion. Surtout si l’on est en société, avec le souci non seulement de dire mais de partager ce que l’on perçoit et ressent. L’expert cherche des descripteurs aussi précis que possible ; l’amateur de vin se donne plus de liberté pour dire ce qu’il identifie et apprécie ou non dans un vin ; le profane à table s’arrangera avec ses mots et ses émotions. Mais le profane lui-même ne peut méconnaître tout ce qui se dit et s’écrit sur le vin. Souvent, il a été conseillé par des spécialistes, il a pris avis et informations dans des guides, des magazines ou sur internet. Des mots experts finissent par infuser dans son propre lexique : minéral, charpenté, astringent, etc., et la palette aromatique fait de plus en plus partie de son vocabulaire.

 

L’intellectualisation de la dégustation de vin peut-elle nous couper de nos émotions primaires ?

Si l’on en restait toujours aux impressions directes et aux sensations immédiates, le discours (disque-court) tournerait vite en rond ! Il est heureux de vouloir mettre des mots, de chercher des images, d’enrober la dégustation de tous ces moyens pour exprimer nos sensations de base. C’est le propre de notre intelligence sensible et de notre imaginaire pour ne pas resté collé à ces perceptions primaires. Même les mots utilisés doivent prendre une valeur d’évocation. Cela passe souvent par l’esthétisation de tout ce qui entre dans le goût et l’art de déguster (beau verre, lieu propice, gens agréables, étiquette et discours enchanteurs) ; son intellectualisation par les mots, les idées, les références techniques, les récits et légendes aussi ; et, pour coiffer tout cela, la spiritualisation du vin, tant l’on s’accorde sur la vie de la matière, l’esprit ou l’âme du vin. Ainsi pouvons saisir et comprendre les choses les plus élémentaires comme les plus subtiles, avec le plus essentiel à percevoir : toutes ces sensations, toutes ces révélations finissent par trouver leur unité et former un tout. C’est pourquoi notre relation au vin est si forte. A travers une matière, elle fait vivre une expérience, parle de nous, de la vie, du sens que nous donnons à l’existence ou que nous cherchons à travers elle. Le vin est un passeur, un conducteur, un révélateur. Il requiert la compagnie et ne saurait s’enfermer dans un apprentissage individuel.

L'intégralité de la bibliographie de Jean-Jacques Boutaud : CIMEOS